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La transition énergétique n’est-elle qu’un mythe ?

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Les énergies renouvelables, et notamment le solaire photovoltaïque, connaissent des progrès technologiques et un essor fulgurants. Sans pour autant remplacer réellement les énergies fossiles. Car l’efficacité historique de celles-ci semble inégalable et apprendre à s’en passer nécessitera peut-être plus qu’une transition. 
Une « nouvelle ère » pour l’énergie solaire. Un « grand soir » à venir pour les renouvelables grâce aux panneaux photovoltaïques. Le ton des acteurs européens du secteur était résolument optimiste, voire conquérant, lors de la 36eConférence européenne sur l’énergie solaire photovoltaïque (EU PVSEC), organisée à Marseille du 9 au 13 septembre. « L’énergie solaire va devenir la principale énergie mondiale », prophétisait même Florence Lambert, directrice du CEA-Liten et présidente de l’événement.
Les raisons d’un tel enthousiasme ? La baisse des coûts d’abord : le photovoltaïque (PV) atteint aujourd’hui 55 €/MWh et continue de baisser. « On espère ne plus avoir besoin de subventions au secteur d’ici quelques années », précise Laurent Michel, de la Direction générale de l’énergie et du climat au sein du ministère français de l’Écologie. À titre de comparaison, le tarif régulé de l’électricité nucléaire en France est fixé à 42 €/MWh et la Cour des comptes estime que son coût réel pourrait atteindre 62 €/MWh en 2025.

Florence Lambert, président de l’UE PVSEC 2019 et directrice du CEA-Liten. (UE PVSEC / CC BY-NC-ND 2.0)

Corollaire de cette diminution, le marché explose. La capacité PV installée dans le monde a dépassé les 500 GW en 2018 et pourrait atteindre les 1 000 GW dès 2022 ou 2023. « Si on continue sur cette croissance de 25 % par an, on pourrait atteindre 5 000 à 10 000 GW installés en 2030, et jusqu’à 30 000 GW en 2050. Les dix ans à venir seront décisifs pour les PV », assure Eicke Weber, de l’European Solar Manufacturing Council. La prédiction semble volontairement excessive mais elle donne une idée du potentiel de la filière : l’Agence internationale de l’énergie renouvelable (Irena) prévoit, elle, dans son scénario pour 2050, que l’ensemble des énergies solaires et éoliennes puisse atteindre une capacité de 14 500 GW installés, ce qui suffirait alors pour que l’ensemble des renouvelables (hydroélectricité comprise) couvrent 86 % de la demande mondiale d’électricité, selon l’agence.

Accumulation plutôt que transition

À Marseille, les conférenciers veulent surtout croire aux opportunités européennes – et françaises – sur ce marché d’avenir. Car si la Chine a phagocyté la production de PV depuis plus de dix ans, la technologie traditionnelle au silicium polycristallin à la base de son succès pourrait voir ses progrès plafonner. La prochaine rupture pourrait surgir d’une des nombreuses technologies en cours de développement, qui donneraient à l’Europe une opportunité de repartir à la conquête du marché à armes égales avec l’Asie. « Sur la technologie hétérojonction, nous avons deux ou trois ans d’avance sur les Asiatiques », souligne ainsi Florence Lambert.
Hétérojonction, pérovskite, cellules organiques… Autant de noms exotiques pour autant de candidats au leadership de l’énergie solaire du futur. Dans les couloirs du salon marseillais, on expose déjà les prototypes travaillés en laboratoire : des panneaux solaires souples promettent d’inonder notre quotidien, de couvrir les vitres des bâtiments, les écrans de smartphone et jusqu’aux carrosseries des voitures. On imagine alors sans mal se dessiner un avenir radieux fait d’énergie photovoltaïque, entraînant l’éolien dans son sillage pour parachever la transition énergétique en quelques décennies. Dans la projection de l’Irena également, le solaire est l’acteur moteur de cette transition, dépassant la puissance éolienne qui le devance aujourd’hui, pour atteindre plus de 8 500 GW en 2050, contre 6 000 GW pour l’éolien, offshore compris.

© Shutterstock

Mais ces promesses peuvent-elles vraiment être tenues ? Le défi est immense puisque les scientifiques nous disent qu’il faudrait avoir totalement décarboné l’économie d’ici 2050 pour maintenir le réchauffement sous les 1,5°C, et que cette neutralité carbone doit être atteinte en 2060 pour plus ou moins respecter le seuil, déjà critique, de 2°C. Or, pour l’instant, la transition énergétique n’existe tout simplement pas. La demande énergétique mondiale a continué d’augmenter en 2018, établissant même la hausse la plus rapide de la décennie à + 2,3 % et entraînant une hausse de 1,7 % des émissions de CO2selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Autrement dit, cette production additionnelle d’énergie l’a été à 70 % via les énergies fossiles.
L’AIE prévoit que la progression des énergies renouvelables ne couvre que 40 % de la hausse annuelle de la consommation d’énergie mondiale jusqu’en 2023. Plutôt qu’une transition énergétique, nous avons donc pour l’instant une accumulation énergétique, le déploiement des renouvelables ne suffisant même pas à couvrir la moitié de la hausse de la demande. Au total, les énergies fossiles représentent toujours 80 % de la consommation énergétique mondiale. 

Des renouvelables dépendants des fossiles

L’ampleur de la tâche à accomplir et la dynamique actuelle aux antipodes de la trajectoire souhaitée laissent donc certains experts sceptiques quant à la possibilité d’une transition réalisable dans le très bref temps imparti. « On ne remplace pas 80 % d’énergies fossiles par des renouvelables en 20 ans, c’est évident. Prétendre le contraire est ridicule. Même si l’on inclut du nucléaire dans le mix, porter celui-ci à 50 % de l’énergie mondiale reviendrait par exemple à construire 3 centrales par semaine jusqu’en 2050. Rien de tout cela n’est réaliste », estime ainsi Jacques Treiner, physicien théoricien et président du Comité des experts du Shift Project, think tank dédié à la transition énergétique. Le président du même Shift Project, Jean-Marc Jancovici, également membre de Haut conseil pour le climat, rappelait fin août lors d’une leçon inaugurale donnée à Sciences Po une autre dimension de cette inertie logistique : une grande part de la filière renouvelable – l’extraction et le transport des minerais nécessaires à leur fabrication notamment – dépend aujourd’hui entièrement des ressources fossiles.
Un problème que le secteur européen du photovoltaïque aimerait bien retourner à son avantage : développer toute une filière de production made in Europe, de la mine à l’installation, serait un atout économique qui permettrait de créer 240 000 emplois sur le continent, de réduire les émissions de CO2 et de réduire de 10 % les coûts des PV liés aux transports, assure-t-on à l’UE PVSEC. « Des cellules PV en Norvège sont déjà faites sans recours aux énergies fossiles, grâce à l’hydro-électrique », fait valoir Delfina Muñoz, chercheuse spécialiste du solaire à hétérojonction au CEA. Le solaire aurait également l’avantage de ne pas utiliser de terres rares et donc d’être « vraiment » durable. « C’est essentiellement du silicium, deuxième élément le plus abondant dans la croûte terrestre. Il y a aussi un peu d’indium, que l’on peut remplacer par du zinc, pour ses propriétés antireflets, et de l’argent comme connecteur. On espère aussi que la prochaine génération de solaire soit 100 % recyclable. Aujourd’hui, il reste 3 % qui ne l’est pas », précise la chercheuse.

L’Eroi et l’effondrement

Ces atouts rendent certes la filière solaire résiliente et prometteuse mais ne disent rien de sa capacité à enclencher une transition aussi fulgurante que nécessaire. Sans compter le second obstacle majeur opposé régulièrement au projet de transition énergétique : celui du taux de retour énergétique (TRE), ou Eroi pour Energy Returned On Energy Invested. La formule, sibylline aux oreilles des néophytes, résume l’un des arguments phares des collapsologues et de tous ceux qui prédisent l’effondrement prochain de notre civilisation. 
L’Eroi est le ratio entre l’énergie utilisable et celle consommée pour l’obtenir. « Imaginons que l’Eroi du système pétrolier soit de 20. Cela veut dire que pour 1 unité d’énergie consommée pour construire les puits de forage, les pipelines, les tankers, et les raffineries, l’ensemble de ce système génère 20 unités d’énergie pour la société », écrit sur Reporterre l’ingénieur Victor Court, qui a consacré une thèse au lien entre l’Eroi des systèmes énergétiques et la croissance économique à long terme.
La valeur précise de l’Eroi d’un système énergétique est souvent sujette à controverse car on peut la mesurer de multiples manières. En tenant uniquement compte de l’énergie nécessaire par exemple pour trouver et extraire du pétrole, ou bien en incluant l’énergie nécessaire pour raffiner, transporter et utiliser celui-ci jusqu’à la pompe ou bien encore en étendant le calcul à l’énergie nécessaire à l’utilisation du pétrole dans la voiture, c’est-à-dire nécessitant également la construction de routes, ponts et autres infrastructures. Il est néanmoins évident pour tout le monde que la révolution industrielle des deux derniers siècles s’est appuyée sur l’utilisation des énergies fossiles, charbon, pétrole et gaz, dont l’Eroi était énormément plus élevé que toute énergie jusqu’alors accessible aux êtres humains.
L’Eroi du pétrole américain est ainsi estimé avoir été de 100 dans les années 1930 avant de tomber à 30 dans les années 1970 puis entre 18 et 11 en 2000. Plus la ressource est rare, plus il faut creuser profond et dépenser d’énergie pour l’atteindre et moins son Eroi est important.
Or, notre société industrielle complexe a été bâtie sur la profusion énergétique et l’énorme Eroi des ressources fossiles. Selon les travaux de Victor Court, un Eroi supérieur à 11 serait nécessaire pour maintenir une croissance économique soutenue dans une économie moderne. L’anthropologue et historien américain Joseph Tainter, auteur en 1988 de l’Effondrement des sociétés complexes, théorisait déjà le lien entre Eroi et durabilité d’une civilisation. La notion fut entre autres reprise par les collapsologues Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans leur bestseller Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015). Le faible Eroi des renouvelables et l’inévitable déclin de l’Eroi des énergies fossiles à mesure de l’épuisement des ressources nous conduiraient, selon eux, inexorablement vers un taux de retour énergétique trop faible pour assurer le fonctionnement de notre civilisation complexe. D’où l’effondrement… 

Les limites de l’intermittence

Tout l’enjeu, entre partisans et sceptiques de la transition énergétique, tient donc à l’Eroi calculé et potentiel des énergies renouvelables. En constante progression au fil des progrès techniques, l’efficacité des renouvelables serait encore loin de pouvoir se substituer aux fossiles, selon Jacques Treiner : « Il faut tenir compte du transport de l’électricité et du raccordement. Pour de telles énergies décentralisées, ça fait beaucoup de lignes pour peu de puissance par rapport à une énergie concentrée. L’Eroi doit aussi prendre en compte l’intermittence des énergies renouvelables, donc le coût du stockage et les solutions de secours quand les fluctuations sont trop importantes ». Ainsi l’Eroi du solaire PV espagnol passait-il dans une étude de 2012 de 8 à 2 lorsque l’on prenait en compte toute la chaîne et les variations de production, souligne le physicien. 
Les nouvelles générations de PV promettent toutefois de faire bondir l’Eroi de la filière. « Aujourd’hui, nous avons des bons PV qui produisent en un an toute l’énergie nécessaire à leur fabrication, même en prenant en compte l’intermittence, avec 6 heures de production par jour. Et leur durée de vie atteint 30 ans », rétorque ainsi Delfina Muñoz. L’éolien serait lui aussi largement viable, avec un Eroi passant la barre fatidique de 11 depuis déjà de nombreuses années. Une étude de 2013 dirigée par Daniel Weißbach de l’Institute for Nuclear Physics de Berlin, évaluait en moyenne l’Eroi des turbines à 16 et une méta-analyse donnait même en 2010 un Eroi moyen de 20 au secteur éolien.
Tout irait donc pour le mieux si ces énergies n’avaient pas un fâcheux problème lié à leur intermittence. « Les fluctuations quotidiennes et saisonnières de l’éolien et du solaire sont énormes. Il faut donc leur ajouter des systèmes de stockage et ceux-ci réduisent considérablement leur Eroi. Soit avec des batteries dont la densité énergétique est intrinsèquement limitée, soit avec de l’hydrogène qu’il faut produire avec un rendement de 25 %, 35 % maximum », explique Jacques Treiner. L’étude de Daniel Weißbach, en prenant en compte le stockage, réduisait l’Eroi de l’éolien d’une valeur de 16 à… 3,9.

L’Eroi de différentes sources d’énergies estimé sans stockage (en bleu) en prenant en compte le stockage (en jaune). © D. Weißbach et al., “Energy intensities, EROIs (energy returned on invested), and energy payback times of electricity generating power plants”, Energy, 2013, 52:210-221. 

Encore plus définitive, et plus récente, une étude publiée par des chercheurs de l’université de Valladolid, en Espagne, en 2019, estime qu’une transition vers une électricité 100 % renouvelable à l’horizon 2060 ferait passer l’Eroi du système énergétique globale d’une valeur actuelle de 12 à 3 au milieu du siècle, avant de remonter pour se stabiliser à 5. « Ces niveaux d’Eroi sont bien en dessous du seuil identifié dans la littérature comme nécessaire pour soutenir une économie industrielle complexe », soulignent les chercheurs.
Faut-il pour autant renoncer à la transition énergétique ? La réponse est évidemment non, d’abord à cause de l’urgence climatique. Ensuite parce qu’il faut bien remplacer les énergies fossiles dont les stocks sont voués à s’épuiser. Le pic pétrolier aurait même déjà été atteint en 2008, selon le rapport de 2018 de l’AIE, mais serait depuis compensé par la production de pétrole non conventionnel comme le pétrole de schiste américain, dont l’Eroi est par ailleurs beaucoup plus faible.

La voie étroite de la décroissance

Cette inéluctable transition n’est pas non plus synonyme d’inexorable effondrement, assure Jacques Treiner. À condition que les renouvelables s’appuient sur d’autres sources d’énergie décarbonées dont l’Eroi est beaucoup plus solide comme les barrages hydroélectriques ou… le nucléaire. « Selon les techniques d’enrichissement de l’uranium, et même en prenant en compte le coût du démantèlement, le nucléaire a un Eroi supérieur à 50, assure le physicien. Mais je pense qu’il n’y a pas de solution globale, le mix énergétique sera un ensemble de solutions locales à trouver, et l’Eroi est de toute façon voué à diminuer. » 
Cette contrainte sur l’Eroi ne semble pas avoir été prise en compte par les économistes de l’Ademe, qui étudiaient le scénario d’une France au mix électrique 100 % renouvelable dans un rapport de 2016. Les auteurs concluaient qu’une telle transition était non seulement possible mais aurait en plus un impact positif sur la croissance et l’emploi, avec un gain de près de 4 % de PIB d’ici 2050. 
Le Shift Project souligne au contraire la corrélation historique forte entre PIB et consommation d’énergie, c’est-à-dire, à 80 %, d’énergie fossile. Or, si comme mentionné ci-dessus nous n’arrivons pas à remplacer assez rapidement les énergies fossiles ni à leur trouver une substitut doté d’un Eroi suffisamment élevé, la croissance économique pourrait rapidement disparaître. « Le PIB et l’énergie, c’est la même chose comptabilisé de deux manières différentes. L’Eroi va diminuer et la croissance est donc vouée à stagner ou diminuer. Mais ce n’est pas forcément dramatique, à condition de régler la question des inégalités qui deviendront insupportables si les ressources à partager diminuent », prévient Jacques Treiner.

Les courbes de variation du PIB mondiale par habitant (orange) et de la production de pétrole mondial (bleu). (Sources : World Bank (PIB) et BP (production de pétrole) © The Shift Project

Pour ceux qui font de l’Eroi un déterminant majeur de notre avenir énergétique, la décroissance pourrait s’avérer être la voie à suivre la plus souhaitable, bien qu’étroite et coincée entre un risque d’effondrement et un entêtement délétère sur un modèle de surconsommation. Plusieurs critiques adressées aux partisans de la « croissance verte » semblent leur donner raison. Aucun découplage absolu entre croissance du PIB et émission de CO2 n’a ainsi encore été observé. La diminution des émissions constatée en France en 2018 était surtout due à la conjonction d’un hiver doux et de l’exportation des activités émettrices : si l’on regarde l’empreinte carbone de la France, combinant émissions nationales et émissions importées, celle-ci n’a pas diminué, souligne le rapport 2019 du Haut conseil pour le climat.
À l’échelle mondiale, une étude publiée en avril 2019 par des chercheurs de l’université de Londres et de l’université autonome de Barcelone conclut qu’une croissance verte est un « mauvais objectif », qui n’assure aucun découplage entre croissance et émissions de carbone ni entre croissance et extraction de ressources. 
« Les politiques publiques doivent beaucoup mieux assimiler que le monde de demain, fondé sur l’énergie renouvelable ou non, devra être beaucoup plus “restreint” pour chaque citoyen. La consommation matérielle effrénée est incompatible avec notre avenir énergétique, qu’il soit renouvelable ou non. Ne pas anticiper cet état de fait ne rendra sa concrétisation que plus douloureuse », écrit Victor Court sur Reporterre. Autrement dit, une transition énergétique n’aurait de sens qu’accompagnée d’une transition économique, politique et culturelle. Étant donné la nature cruciale des enjeux, ce pourrait effectivement être une « nouvelle ère » qui s’annonce, et pas seulement pour le photovoltaïque.

A.G.M

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