Comprendre le contentieux entre la République du Sénégal et Woodside
En désaccord avec la Direction générale des impôts et domaines sénégalaise, le pétrolier australien a déposé un recours auprès du Cirdi (Centre International de Règlement des Différends relatifs aux Investissements) pour résoudre des questions fiscales en suspens.
Le bras de fer entre l’État du Sénégal et Woodside bascule dans une nouvelle dimension sur le plan juridique. Après son recours formulé auprès du tribunal de grande instance de Dakar, le pétrolier australien, maître d’œuvre du gisement Sangomar, a déposé fin mai une demande d’arbitrage international auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi).
La sentence arbitrale rendue sera définitive, obligatoire et exécutoire conformément à la Convention du Cirdi, que l’État sénégalais a signé en 1967. Si l’appel n’est pas possible, des voies de recours exceptionnelles existent, notamment pour vice de procédure ou excès manifeste de pouvoir.
Le groupe australien conteste une évaluation fiscale effectuée par la Direction générale des impôts et domaines du Sénégal de l’ère Bassirou Diomaye Faye. L’autorité fiscale sénégalaise exige des taxes supplémentaires liées à son exploitation du champ pétrolier offshore. Le litige entre les deux parties porte, initialement, sur la somme de 40 milliards de FCFA, soit environ 65 millions de dollars.
« Woodside est convaincu d’avoir agi conformément aux réglementations applicables, au contrat de partage de la production de Sangomar et à l’accord avec le gouvernement hôte, et qu’il n’y a pas d’impôts en suspens à payer », défend un porte-parole du groupe joint par les médias internationaux.
« Le gouvernement doit gérer un équilibre délicat entre la volonté légitime de réviser ses contrats pour garantir une meilleure répartition des richesses et la nécessité de maintenir un environnement juridique stable et attractif pour les investisseurs étrangers », estime Simon Cudennec, associé au cabinet Bracewell à Paris, interrogé par Jeune Afrique.
Genèse d’un contentieux
Woodside Energy détient une participation de 82 % dans le champ offshore Sangomar, le premier projet pétrolier en mer du Sénégal. La société conteste un redressement fiscal d’un montant de 40 milliards de francs CFA (environ $65mn) émis par la Direction générale des Impôts et des Domaines (DGID) en juin 2024. Le redressement a été notifié à Woodside par lettre numéro 00005517/Mfb/Dgid/Dge/Brg en date du 12 juin 2024 émise par le chef de la Division du recouvrement de la Direction générale des impôts et domaines (Dgid). Dès le 21 juin 2024, un Avis à tiers détenteur (ATD) a été émis par la Direction générale des impôts et des domaines (DGID), déclenchant la saisie de plusieurs comptes bancaires de Woodside. Ces saisies visaient un recouvrement partiel de la créance et avaient permis de capturer des fonds s’élevant respectivement à 962 443 040 FCFA et 443 743 527 FCFA sur les comptes Citibank de la société pétrolière.
En août 2024, Woodside avait saisi un tribunal sénégalais pour contester la validité de cette évaluation. L’entreprise a affirmé avoir respecté les lois fiscales en vigueur et ne pas être redevable du montant réclamé.
Woodside avait obtenu, par une ordonnance du 6 septembre dernier, un sursis de recouvrement de la somme astronomique de 40,061 milliards de FCFA, initialement réclamée par le Fisc dans une lettre officielle datée du 6 juin 2024. Ce sursis, qui suspend temporairement les prélèvements automatiques effectués sur les comptes de la société, n’est pas venu sans contrepartie : l’opérateur pétrolier a dû présenter des garanties financières conséquentes, exactement à hauteur de la créance en question.
Ces garanties financières, couvrant la totalité des 40 milliards de FCFA, sont assurées par Citibank Sénégal, via un acte de garantie autonome daté du 31 juillet 2024. Une quittance émise le 1er août par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) confirme l’encaissement de ce dépôt colossal, qui assure à l’État un éventuel recouvrement complet, en attendant la résolution du litige.
Le dossier, évoqué le 7 novembre dernier devant le Tribunal (Haute Cour de Dakar), a finalement été renvoyé au 5 décembre, offrant ainsi une échéance supplémentaire pour que Woodside présente ses arguments. L’affaire, complexe et tendue, est scrutée de près tant par les acteurs économiques que par l’État, en raison des montants et des garanties engagés.Après plusieurs renvois, l’affaire a été programmée pour une audience en mars 2025. Si peu d’éléments ont filtré sur le déroulement ou l’issue de cette audience, un porte-parole de la société a expliqué à Reuters que la saisine du CIRDI est due à « l’absence de résolution sur certains points avec le Sénégal ».
Ainsi, les procédures judiciaires locales n’ayant pas abouti à une décision de fond, et les autorités ayant engagé des mesures de recouvrement, Woodside a choisi d’internationaliser le différend.
Une affaire qui intervient dans une période de négociation pour la phase 2 du Projet de Sangomar. Concernant la phase 2, les plans de la compagnie australienne prévoient la construction de « 33 puits sous-marins, 16 producteurs et 17 injecteurs d’eau, reliés au FPSO Léopold Sédar Senghor ». Selon une source officielle sénégalaise citée par le magazine panafricain Jeune Afrique en avril dernier, « le montant des investissements nécessaires pour la phase 2 avoisinera les 2,5 milliards de dollars ».
A quoi s’attendre?
L’arbitrage d’investissement est en fait une procédure juridique privée permettant à un investisseur étranger de poursuivre un État devant un tribunal arbitral international (souvent dans le cadre d’un traité bilatéral d’investissement, TBI), lorsque celui-ci estime que ses droits ont été violés (expropriation, traitement discriminatoire, etc.). L’objectif étant de protéger les investisseurs contre les actions injustes ou arbitraires des États d’accueil. Comme dans d’autres cas, le Sénégal pourrait être amené à verser des indemnités ou à rembourser des sommes saisies qui vont certainement affecter les finances publiques. Si le CIRDI venait à donner raison à Woodside, le Sénégal serait contraint de rembourser le montant du redressement fiscal ou de verser des dommages-intérêts pour violation des engagements contractuels, ou pour traitement injuste de l’investisseur.
Le contentieux entre l’État du Sénégal et Woodside Energy présente selon des experts, des similitudes avec les cas du Tchad et du Nigéria. Ces litiges peuvent avoir des conséquences profondes sur la gouvernance, l’attractivité des investissements et la stabilité économique, sans compter les difficultés procédurales de l’arbitrage d’investissement et la gestion d’une procédure d’arbitrage d’investissement par l’Etat. Ces difficultés sont multiformes et sont disséminées du début à la fin de la procédure. Dans un arbitrage, rien que les frais incompressibles supportés par les parties sont dissuasifs. Selon des estimations et statistiques, les coûts que doivent supporter les parties entre les frais du tribunal arbitral, l’institution d’arbitrage, les honoraires des experts et des conseils…tournent en moyenne entre 5 millions à 8 millions de dollars. C’est, selon un spécialiste de la question que nous avons interpellé, « ce qui favorise le phénomène du « tiers funders » ou le financement par un tiers pour le demandeur que déplorent les Etats défendeurs ».
A la problématique des coûts, s’ajoute également celle de la durée moyenne des procédures d’arbitrage qui a sensiblement augmenté depuis quelques années et, il faut compter 3 à 4 ans pour qu’une affaire soit définitivement jugée par une sentence définitive.
Toujours est-il que le règlement d’un différend par voie d’arbitrage aboutit, comme nous le confirme un spécialiste, « seulement par une sentence condamnant l’Etat au paiement du dommage sous forme de réparation pécuniaire ». En revanche, même fort d’une sentence favorable, l’Etat n’est pas encore au bout de ses surprises pour le recouvrement du montant. « Déjà, la procédure d’ « exequatur » va se révéler marathonienne et l’investisseur qui a succombé inventera toute forme de chicanes pour empêcher l’exécution de la sentence », renchérit-il. Il s’agira pour ce dernier d’organiser soigneusement son insolvabilité, de rendre ses biens introuvables, de rapatrier tous ses actifs avant le prononcé de la sentence…
Parlons du CIRDI
Le CIRDI est une juridiction d’arbitrage international spécialisée dans les différends entre investisseurs étrangers et États. En acceptant de soumettre le différend à cette instance, Woodside montre qu’elle considère que le différend dépasse le cadre d’un simple désaccord fiscal local. Le Sénégal, en tant qu’État membre du CIRDI, est lié par les règles du Centre une fois qu’un différend est enregistré. Cela peut neutraliser temporairement les mesures de recouvrement en cours, selon l’évolution de la procédure.
Le Sénégal a conclu 29 Traités Bilatéraux d’Investissement (TBI), dont 20 seraient en vigueur. Même si certains se sont empressés d’affirmer qu’il n’existe pas de Traité bilatéral d’investissement (TBI) en vigueur entre le Sénégal et l’Australie et que par conséquent, un investisseur australien ne peut pas invoquer un TBI spécifique pour engager un arbitrage d’investissement contre le Sénégal. Cependant, la nationalité des filiales des entreprises avec qui on a affaire est très importante. En effet, bien que Woodside Energy soit une entreprise australienne, Woodside Energy (Sénégal) B.V. qui fera face au tribunal à l’Etat du Sénégal est hollandaise. Dans sa plainte auprès du tribunal arbitral du CIRDI contre l’Etat du Sénégal, Woodside vise le traité bilatéral d’investissement de 1979 entre le Sénégal et le Royaume des Pays Bas (BIT Senegal – Netherlands 1979 – Contract).
Par ailleurs, un investisseur peut envisager d’autres mécanismes, tels que des accords multilatéraux ou des conventions d’arbitrage ad hoc, pour résoudre un différend. En l’absence de TBI, la possibilité d’arbitrage dépendrait des dispositions contractuelles spécifiques ou d’autres instruments juridiques applicables. Les CRPP, comme celui de Sangomar, contiennent généralement des clauses d’arbitrage. Le litige pourrait remettre en cause certaines clauses du contrat si elles sont jugées déséquilibrées ou imprécises, surtout à la lumière du discours politique actuel au Sénégal.
Arbitrage fiscal, arbitrage d’investissement
Les deux notions utilisent le mot arbitrage, mais elles renvoient à des réalités très différentes, surtout en droit et en économie. Toutefois, un contentieux fiscal peut bien donner lieu à un arbitrage d’investissement, si et seulement si le différend porte sur une violation des engagements pris par l’État dans un traité d’investissement. Mais ce n’est pas automatique.
Un différend fiscal devient arbitral au titre d’un arbitrage d’investissement dans les cas où il existe un TBI (traité bilatéral d’investissement), ou un accord contenant une clause d’arbitrage ouverte aux différends fiscaux ou assimilables ; l’investisseur prétend que l’action fiscale constitue soit une expropriation déguisée (ex. : redressement fiscal massif et arbitraire), une violation du traitement juste et équitable (FET), une discrimination fondée sur la nationalité, ou une non-observation des engagements contractuels ou légaux de l’État ; ou encore l’investisseur prouve que le différend dépasse la simple application technique du droit fiscal, et s’inscrit dans un comportement abusif ou illégal de l’État. Les exemples de cas d’arbitrage d’investissement fondé sur un différend fiscal ne manquent pas : Occidental Petroleum c. Équateur (CIRDI) : le gouvernement a annulé un contrat pétrolier et imposé un redressement fiscal. L’entreprise a invoqué l’expropriation. Le CIRDI a jugé que le différend fiscal relevait bien de l’arbitrage d’investissement ; ou encore Vodafone c. Inde (affaire très connue) portant sur un contentieux fiscal énorme suite à une acquisition. Bien que la nature soit fiscale, la société aurait pu mobiliser un traité d’investissement selon certains experts.
Toutefois, tous les TBI ne couvrent pas les différends fiscaux, certains les excluent expressément (notamment les clauses de « carve-out fiscal »). Autrement dit, même en présence d’un traité, les tribunaux arbitraux sont prudents. ils n’interviennent pas dans la simple application du droit fiscal national, sauf en cas de comportement abusif ou discriminatoire de l’État.
Bien que le Sénégal ait déjà gagné des procédures en arbitrage contre Arcelor Mittal et African Petroleum, la prudence devrait être de mise des deux côtés et les négociations devraient rester ouvertes. Malgré la procédure enclenchée par Woodside, il est encore temps de trouver un bon compromis (“fair deal”). Rien à voir avec une compromission, mais négocier pour obtenir une « sentence d’accord-partie ». Il s’agit d’une sentence rendue non pas à l’issue d’un arbitrage contradictoire complet, mais quand les parties trouvent un accord entre elles en cours de procédure, et demandent à ce que cet accord soit formalisé sous forme de sentence arbitrale. Cela donne à leur accord la même force exécutoire qu’une sentence rendue après débat.
Ce contentieux illustre un point d’achoppement classique dans les pays en développement riches en ressources naturelles : comment augmenter les retombées économiques locales sans décourager l’investissement étranger ? Le Sénégal n’échappe pas à cette réalité de chercher à affirmer sa souveraineté économique, tout en maintenant un cadre crédible, transparent et attractif pour les partenaires privés.