“TERRORISME JUDICIAIRE” : QUAND LES INVESTISSEURS PLUMENT LES ÉTATS QUI TENTENT DE SORTIR DES ÉNERGIES POLLUANTES
C’est un mécanisme obscur mais aux ravages bien réels. Créé dans les années 60, le “règlement des différents entre investisseurs et États” (RDIE) s’est transformé en obstacle majeur pour le climat. Des investisseurs peuvent en effet réclamer des sommes astronomiques à des États dès que leurs intérêts se trouvent fragilisés. C’est ce que dénonce un rapport très détaillé de l’Onu qui appelle les États à se retirer unilatéralement de ces accords.
On connaissait le concept de “pollueur-payeur” en droit de l’environnement, il y a désormais aussi les “pollueurs payés”. C’est ainsi que le Rapporteur spécial des Nations-Unies sur les droits de l’Homme et l’environnement, David R. Boyd, qualifie les investisseurs qui dégainent sans scrupule une arme peu connue du grand public mais redoutable pour faire frémir les gouvernements : le “règlement des différents entre investisseurs et États” (RDIE ou ISDS, Investor-state dispute settlement, en anglais). Cette procédure d’arbitrage international permet aux investisseurs qui se sentent lésés de réclamer des sommes astronomiques à un État dès que celui-ci prend des mesures environnementales.
Dans un rapport publié en juillet 2023, David R. Boyd montre l’ampleur du phénomène et le risque que ces règlements font peser sur la transition écologique à l’heure où il est urgent d’accélérer. D’après la Conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement (Cnuced), on dénombre pas moins de 1 257 affaires, dont 127 réclamant au moins un milliard de dollars de dommages et intérêts. Et les 12 plus importantes sentences arbitrales rendues à ce jour représentent déjà plus de 95 milliards de dollars. “Le mécanisme de RDIE détient le record de la plus haute moyenne de dommages et intérêts et d’indemnités accordées”, note le rapport.
Une sanction de 5,8 milliards de dollars pour le Pakistan
À l’origine, le RDIE, créé dans les années 60, visait à protéger les investisseurs contre l’expropriation de leurs actifs, sans indemnisation, principalement dans les pays en développement. “Cela s’est fait au prétexte que l’état de droit était faible ou peu fiable dans ces pays. Toutefois, aujourd’hui, la majorité des affaires de RDIE remettent en cause des politiques publiques légitimes adoptées par des gouvernements démocratiques”, constate le rapporteur. La grande majorité des demandes concernent les combustibles fossiles et l’exploitation minière et sont introduits par des investisseurs du Nord (Australie, Canada, États-Unis, Pays-Bas et Royaume-Uni en tête) contre des pays du Sud.
Le Pakistan a ainsi été condamné en 2019 à verser 5,8 milliards de dollars à la compagnie minière australienne Tethyan Copper pour avoir refusé de lui accorder une licence d’exploitation minière. Le Pakistan avait alors demandé un sursis à l’exécution de la sentence, faisant valoir ses incidences immédiates sur son économie et sa population. Avec le cumul des intérêts, la sentence arbitrale a été réévaluée à 11 milliards de dollars en 2022 et le Pakistan a fini par capituler et autoriser l’exploitation de la mine. Trois sociétés minières australiennes ont également réclamé en 2021 37 milliards de dollars au Congo, soit trois fois le PIB du pays.
À l’heure actuelle, plus de 10 000 projets liés aux combustibles fossiles dans le monde sont susceptibles d’être attaqués sur la base du RDIE. Plus précisément : les trois quarts des centrales à charbon mondiales sont détenues par des capitaux étrangers et donc soumises au RDIE. Ce qui fait craindre une certaine frilosité de la part des États à l’heure où ils devraient prendre des mesures de sortie du charbon. Selon le rapport, les gouvernements qui respecteront leurs engagements, au titre de l’Accord de Paris, risquent de devoir payer 340 milliards de dollars aux sociétés pétrolières et gazières dans le cadre de futures affaires de RDIE, un facteur majeur de dissuasion pour une action climatique ambitieuse.
Nouveaux litiges autour du Traité sur la charte de l’énergie
Alors que des milliards d’accords internationaux d’investissement, principalement bilatéraux, sont concernés, la voie de sortie la plus rapide pour un État est le retrait unilatéral. Depuis 2017, au moins 575 accords internationaux d’investissement ont été abrogés. C’est le cas par exemple au sein de l’Union européenne. Les 27 ont mis fin à tous les traités d’investissement bilatéraux conclus entre eux.
Un traité en particulier a fait couler beaucoup d’encre : le traité sur la Charte de l’énergie (TCE). Une dizaine de pays ont annoncé leur décision de s’en retirer. La France, l’Allemagne et la Pologne ne seront plus signataires du TCE à partir de décembre 2023. Et la Commission européenne a proposé un retrait coordonné en juillet dernier, mais n’a pas avancé depuis. “Emmanuel Macron doit absolument faire pression pour que l’Union européenne organise cette sortie du traité, afin de mettre fin à la clause de survie”, insiste auprès de Novethic Yamina Saheb, spécialiste des politiques énergétiques et climatiques. Cette clause de survie permet en effet aux investisseurs de continuer à poursuivre les États pendant vingt ans après leur sortie du traité.
En attendant, les litiges au nom du TCE se poursuivent. Le dernier en date vise le Danemark, l’Allemagne et l’UE attaqués par le groupe Klesch, basé au Royaume-Uni et en Suisse, au sujet de la taxe sur les bénéfices exceptionnels du secteur énergétique mise en place en 2022. L’Allemagne est également poursuivie par la société suisse Azienda Elettrica Ticinese pour la fermeture d’une centrale électrique au charbon sans compensation. Et la Slovénie se voit réclamer 656,5 millions d’euros de dommages par le britannique Ascent suite à sa décision d’interdire la fracturation hydraulique. Il est donc grand temps de mettre fin à ce “terrorisme judiciaire”, comme le nomme le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz.
Concepcion Alvarez
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